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Miscellanea: « Ante lucem » dans la lettre de Pline le Jeune à Trajan (Ep. X,96)

 
 
 
Foto Manns Frèdèric , Miscellanea: « Ante lucem » dans la lettre de Pline le Jeune à Trajan (Ep. X,96), in Antonianum, 62/2-3 (1987) p. 338-343 .

S'il est un texte de l'antiquité qui a été analysé sous toutes ses coutures c'est bien la lettre de Pline le Jeune à Trajan 1. Point n'est besoin de rappeler ici l'importance de ce document pour la connais­sance du christianisme primitif en Asie Mineure. Le vocabulaire de cette lettre a bénéficié d'études approfondies, en particulier le terme « sacramentum »2.

L'objet de cette note est de proposer une nouvelle interprétation de l'expression « ante lucem » employée pour définir le moment des assemblées   cultuelles   chrétiennes.   Les   exégèses   précédentes   faites par les patrologues n'entraînent pas toujours la conviction.  Plutôt que de présenter ici un long status quaestionis, nous reproduisons le commentaire de A. Hamman publié dans un article sur la prière3: « Ce jour les chrétiens se réunissent, dès les origines, avant le jour, ante lucem. Point n'est besoin de chercher quelque explication spirituelle, au choix de cette heure, comme le faisait Mohlberg. La réalité est d'ordinaire plus  simple et moins  mystique.  Comme il s'agit d'un jour non férié les chrétiens se réunissent tout bonnement avant le jour pour être disponibles pour se rendre ensuite au travail. Cette   manière   d'agir   insolite   a   provoqué   assez   rapidement   des soupçons ».

En note Hamman cite l'explication « mystique » de Mohlberg qui justifie le choix de cette heure en souvenir de la tombée nocturne de la manne4. On sait que d'autres explications « mystiques » expli­quent l'expression « ante iucem » comme un renvoi discret à la scène des femmes se rendant au tombeau de Jésus au matin de la résurrec­tion, puisque les réunions cultuelles des chrétiens faisaient mémoire de cet événement salvifique5.

Revenons à l'explication terre à terre proposée par Hamman. Si les chrétiens devaient se réunir en dehors de leurs heures de travail, ce que l'on conçoit assez facilement, pourquoi l'ont-ils fait « ante lucem » et non pas le soir, après leur journée de travail? L'explication de l'expression « ante lucem » doit être cherché dans une ancienne coutume juive qui nous voudrions évoquer brièvement maintenant.

Le juif pieux, lorsqu'il s'adresse à Dieu le matin, le fait dès les premiers rayons du soleil. Et lorsqu'il prie avec d'autres, par groupe de dix (le mynian), la réunion doit commencer avant le lever du soleil. Le livre de la Sagesse 16,28 est le témoin le plus ancien de cette tradition: « afin d'apprendre à tous qu'il faut devancer le soleil pour rendre grâces et te prier dès le lever du jour ».

Ce texte a l'avantage sur tous les autres textes rabbiniques qu'on pourrait citer d'être daté. Il provient selon toute vraisemblance de la communauté juive d'Alexandrie et remonte au premier siècle avant J.-C. Nous verrons dans la suite qu'il ne reflète pas une coutume locale de la Diaspora alexandrine, mais se fait l'écho d'une tradition généralement accepté dans toutes les sectes juives.

Philon d'Alexandrie, qui eut l'occasion de fréquenter les Théra­peutes qui vivaient aux bords du lac Mariotis6, décrit ainsi leurs prières:

« Lorsqu'ils voient le soleil se lever, ils tendent les mains vers le ciel et demandent par une prière une journée heureuse, la con­naissance de la vérité et la clairvoyance du jugement ».

Une fois de plus, ce texte qui provient de son traité De vita contemplativa, est daté, bien qu'il provienne toujours du même sec­teur géographique.

Selon les dires de Flavius Josèphe les esséniens priaient égale­ment au lever du soleil7. Cependant il convient de rappeler que l'usage de prier dès le lever du soleil n'était en aucune façon le propre des sectes marginales du judaïsme qui pourraient avoir subi des influences étrangères au judaïsme8. Le judaïsme le plus orthodoxe suivait également cette coutume.

Chaque matin, au Temple de Jérusalem, on envoyait un prêtre au pinacle du Temple pour se rendre compte du moment exact du lever du soleil! Cette information est donnée par le traité de la Mishna Tamid 3,29. Dès que le soleil était embrasé de l'Orient jusque dans la direction de Hébron, ce prêtre de service criait: Tout l'Orient est embrasé. A ce moment précis on offrait le sacrifice quotidien du Tamid. Point n'est besoin de rappeler ici l'importance de ce sacrifice et sa signification symbolique.

Le Talmud de Babylone, qui est l'oeuvre des Pharisiens, cite une tradition de R. Johanan à propos de la prière: « Les anciens avaient l'habitude de finir la récitation du Shema avec le lever du soleil, de façon à joindre la bénédiction pour la rédemption avec le Shemone Esre et de réciter ainsi le Shemone Esre durant le Jour ». Dans le même passage R. Zera justifie cette coutume en invoquant le psaume 72,5:   « Us  te craindront avec le  soleil ».

R. Johanan parle d'une habitude ancienne. Il convient d'en cher­cher les racines dans la Bible elle-même. Curieusement Job 31,26-28 fait mention de l'usage d'envoyer de la main un baiser au soleil. Ezéchiel 8,16-17 s'était élevé contre le culte du soleil qui était célébré dans le Temple. Deutéronome 4,19 interdit explicitement ce culte. Josias, dans sa réforme religieuse, fit disparaître les chevaux dédiés au soleil, ainsi que le char du soleil. Le deuxième livre des Rois 23,11 en témoigne. Cependant le lever du soleil demeurera toujours le moment privilégié de la prière. Néhémie 8,3 précise qu'au retour de l'exil de Babylone la grande cérémonie de renouvellement de l'alliance précédée de la lecture de la Loi débuta avec le lever du soleil.

Un premier point semble acquis: la tradition juive affirme à partir du premier siècle avant J.-C. qu'il faut prier dès le lever du soleil. Ceci suppose que la réunion de prière avait lieu « ante lucem ».

Mais qu'en est-il de la tradition chrétienne? On sait que de nom­breux chrétiens, issus de la Synagogue, ne se faisaient pas de scru­pule de suivre les coutumes juives 10. Les apôtres eux-mêmes ne con­tinuaient-ils pas à fréquenter le Templell? Jésus avait dû se con­former lui-aussi à cette coutume. Si tel est le cas, un texte de l'évan­gile de Marc 1,35 pourrait recevoir un éclairage nouveau:

« Le matin, avant le jour, Jésus se leva, sortit et s'en alla pour prier en un lieu solitaire ».

Le texte grec emploie l'expression « proï, ennucha ». Les com­mentaires de l'évangile accordent en général peu d'importance à cette indication temporelle, parce qu'ils sont persuadés que Marc écrit son évangile pour les chrétiens de Rome qui ignoraient tout des cou­tumes juives. N'oublient-ils pas trop facilement qu'à Rome il existait une communauté juive très ancienne que Marc ne pouvait pas mé­sestimer 12?

L'évangile de Luc 1,78 donne au Christ le titre de soleil. On sait que l'évangile de l'enfance réélabores des traditions juives très an­ciennes, comme Laurentin l'a montré.

Il n'est pas possible de citer tous les commentaires patristiques qui font état de l'orientation des chrétiens vers l'Orient dans leur prière. E. Peterson 13 a rassemblé les principaux textes  de Clément d'Alexaiîdrie et d'Origène. Nous ne citerons qu'un passage de Clément, tiré de ses Stromates 7,7,43,6:

« Comme le lever du soleil est l'image du jour de la naissance et que de là la lumière brille dans les ténèbres et se développe même pour ceux qui errent dans l'ignorance présente le jour de la con­naissance de la vérité, selon le discours du soleil, nous orientons nés prières vers le lever du jour. Pour cela les vieux temples re­gardaient vers l'Ouest pour exhorter ceux qui s'y tenaient devant les images des dieux de se tourner vers l'Est ».

Clément sait qu'à Alexandrie les païens adorent le soleil. Pour lui le Christ est le véritable soleil. Origène, dans son traité sur la prière 32, répétera que les chrétiens se tournent vers l'Orient lorsqu'ils prient, c'est-à-dire qu'ils se tournent vers la vraie lumière.

Un petit détail vaut la peine d'être mentionné dans ce contexte. Au quatrième siècle Egérie, la pèlerine, décrit avec un luxe de détails la liturgie de l'Eglise de Jérusalem. Plusieurs fois elle fait allusion au temps de la prière et précise que la réunion a lieu «avant que le soleil ne se soit levé»14. Il est difficile de justifier cette heure précoce de la prière par l'explication terre à terre de Hamman. Faut-il voir dans ces indications des traces d'une ancienne coutume juive? Une chose paraît certaine: Egérie est témoin d'une époque où l'Eglise de Jérusalem organise sa liturgie en puisant aux sources judéo-chrétiennes et à d'autres sources15. De là une double termi­nologie pour indiquer le temps de la prière.

Une deuxième conclusion est permise maintenant: la commu­nauté chrétienne comme la communauté juive attachait de l'impor­tance à là prière « antë lueem ». Le Christ était le nouveau soleil qui illuminait les âmes des orants. '".'., Si l'on revient à la lettre de Pline le Jeune à Tfajan et à son recours à l'expression «arite lucem », il faut reconnaître qu'un certain nombre d'objections se présentent au lecteur. Comment, tout d'abord, Pline  a-t-il  pris  connaissance  d'une   coutume  typiquement  juive et chrétienne, alors que son enquête ne portait que sur des données extérieures de la nouvelle secte? Par ailleurs, les chrétiens d'Asie Mineure, étaient-ils d'origine juive ou païenne? Dans cette seconde hypothèse, on explique plus difficilement leur recours à une coutume d'origine juive.

A la première objection on peut répondre que Pline demeura étranger à la symbolique de la réunion « ante lucem », mais il ne pouvait pas ignorer la réalité du fait lui-même. Quant au problème des destinataires de la lettre de Pierre, les exégètes en discutent encore w, et continueront encore longtemps à en discuter. Une chose est évident: la première lettre de Pierre, pour qui l'ouvre pour la première fois, apparaît immédiatement comme un midrash chré­tien. De nombreuses citations de l'Ecriture la parsèment et y sont actualisées ". On est en droit de se demander ce que des chrétiens issus de la Gentilité pouvaient comprendre de cette relecture de^ l'Ancien Testament. L'existence de judéo-chrétiens en Asie Mineure est en tout cas attestée au second siècle. Méliton de Sardes con­naîtra un Seder pascal chrétien et relit Ex 12 à la lumière de la Pâque chrétienne18.

Voilà pourquoi l'explication de Hamman nous paraît trop pro­saïque. Elle ignore tout le contexte religieux de la Diaspora d'Asie Mineure et elle ne rend pas compte de la richesse de l'expression « ante lucem ».



 
 
 
 
 
 
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