> > Manns

:
Miscellanea: L'origine du thème « Verbum abbreviatum »

 
 
 
Foto Manns Frèdèric , Miscellanea: L'origine du thème « Verbum abbreviatum », in Antonianum, 56/1 (1981) p. 208-210 .

Francois d'Assise a repris dans sa seconde regle le théme du Verbum abbreviatum exploité par toute la théologie médiévale Q). Les interprétations variées de ce théme theologique ont été étudiées bien des fois (2). Nous n'y reviendrons pas. Le probleme auquel nous voudrions donner un élément de solution est celui de l'origine du théme du Verbum abbreviatum.

Le Pére H. de Lubac, dans son étude magistrale sur les sens de l'Ecriture au Moyen-Age, cite comme témoins plus anciens de Fem-ploi du théme Origéne et Jéróme (s). On sait que ees derniers avaient de nombreux contaets avec les juifs et aimaient les consulter en cas de difficulté (4). Que la théologie chrétienne soit enracinée dans la théologie juive, cela n'a rien d'étonnant. L'Eglise issue de la Synago-gue a christianisé bon nombre de thémes bibliques en les rapportant au Christ qui est la fin des Ecritures. Ce processus de christianisa-tion se vérifie également pour le théme du Verbum abbreviatum.

Le juda'isme avait développé toute une théologie de la Parole de Dieu. Dans la versión araméenne de la Bible qui était lúe a la syna-gogue cette théologie avait fait de grands progrés. C'est ainsi qu'on trouve dans le Targum Néofyti de Genése le terme de Dieu remplacé par celui de Memra de Dieu, la Parole de Dieu. Pour des motifs d'ordre polémique ce terme dispara!tra du Targum pseudo-Jonathan (5). Dans le Targum des Prophetes beaucoup d'anthropomorphismes seront remplaces par le terme de Memra de Dieu (6). En particulier lorsqu'il est question de souffle de Dieu le traducteur le substitue par le con-cept de Memra.

Au livre de Michée 2,7, dans un réquisitoire du prophéte contre les Israélites mécontents des prophetes, nous lisons les propos sui-vants:

« Est-il permis de parler ainsin, maison de Jacob? Dieu manque-t-il de patience? (mot á mot:   le souffle de Dieu est-il abrégé?) ».

L'auteur du Targum traduira cette derniére phrase comme suit: « Est-ce que la Parole qui vient de Dieu a été abrégée? ». Dans la lecture synagoguale de texte de Michée semblait done mdiquer une possibilité pour la Parole de Dieu d'étre abrégée. Le verbe itkfd, qui est employé dans le Targum, signifie en effet, abréger, rendre bref. On aurait aimé que l'auteur du Targum donne plus d'explications á pro-pos de ce Verbe abrégé de Dieu.

L'auteur n'a sans doute pas jugé nécessaire de préciser ce théme qui était précisément celui de l'abréviation de Dieu. Dieu qui est dé-fini comme étant l'infini doit prendre des proportions humaines lorsqu'il decide d'intervenir dans le monde des hommes. Cette théo-logie de la révélation est expliquée par Rabbi Méir au deuxiéme siécle á un samaritain en ees termes:

Un samaritain dit a R. Méir: Est-il possible que Celui dont il est écrit: Est-ce que je ne remplis pas le ciel et la terre (Jer 23,24) a parlé á Mo'ise entre les deux barres de l'arche? - Apporte-moi un grand miroir, lui dit-il. II l'apporta. - Regarde ton portrait. Or, il était grand. - Apporte-moi maintenant un petit miroir. II l'appor­ta. - Regarde ton portrait. Or, il était petit. Alors R. Méir reprit: Si toi, qui es chair et sang, tu peux te changer comme tu veux, á combien plus forte raison Celui qui par sa Parole a creé le monde. Ainsi, quand II le désire, II remplit le ciel et la terre et, quand II le désire, il parle a Moise entre les deux barres de l'arche» (7).

Plusieurs textes reprennent cette doctrine qui semble avoir été courante parmi les rabbins (8). On se rappelle aussi que l'abaissement de Dieu avait déjá été souhaité par le Trito-Isai'e: « Si tu pouvais rompre les cieux et descendre» (9).

C'est selon toute vraisemblance des juifs qu'Origéne et Jéróme ont pris connaissance du théme auquel le Nouveau Testament avait donné une forme nouvelle: celle de l'incarnation du Fils de Dieu.

Dans le juda'isme le théme de la contraction de Dieu sera exploité en particulier par la cabbale (10). On creerá un terme spécial pour le désigner: celui de zimzum. On sait que celui qui est consideré comme le pére de la cabbale en Europe, Aaron ben Samuel ha Nasi, avait emigré en Italie dans la premiére moitié du 9é siécle. C'est dans l'école d'Oria, prés de Benevento, qu'il progagea ses idees (n). II n'est done pas exclu que les théologiens du Moyen-Age aient été influencés indi-rectement par les courants d'idées des théologiens juifs d'Italie.

Par ailleurs le théme du Verbum abbreviatum n'est pas le seul théme commun á la cabbale, aux théologiens du Moyen-Age et á St Francois. Une étude approfondie des rapports entre ees mouvements mériterait de voir le jour. Signalons seulement quelques pistes de re-cherche: l'insistance sur la Sagesse, sur la connaissance et la forcé dans les Ecrits de Francois pourrait traduire une influence lointaine de la cabbale. Peut-étre la Salutation des Vertus reprend-elle le schéme des syzygies connu de la cabbale. Seule une étude approfondie per-mettrait de repondré á ees interrogations. Une chose semble süre: la théologie du Moyen-Age connait encoré de nombreux thémes de la théologie judéo-ehrétienne (u).

C'est ainsi que Francois reprend les thémes de la seconde mort, du Christ-Séraphin (Christ-Ange), du Christ né sur la route, que les apocryphes avaient charrié. La théologie du Moyen-Age était done plus ouverte aux cours juifs et judéo-ehrétiens qu'on ne le pense généralement. C'est a elle que Saint Francois, qui était soumis á tout le monde, a emprunté le théme du Verbum abbreviatum.